En mars dernier, sortait l’Annual 2022, une aventure en 36 pages qui sentait bon l’air frais. Loin des problèmes habituels de Mutant Town, loin des dizaines de personnages créés à cette occasion (on s’y perd à force…) et loin d’une équipe qui compte bien plus que quatre ninjas tapis dans l’ombre, nous retrouvions nos tortues dans une histoire bien plus intime. Ca faisait longtemps et ça fait vraiment plaisir ! Vous pouvez retrouver le résumé et toutes ses anecdotes par ici.
Le week-end dernier, son auteur Juni Ba était invité au festival de BD de Thionville (57) Le rayon vert. L’occasion pour nous de le retrouver pour une interview afin d’en savoir plus sur lui, sa carrière et surtout cet Annual et ses coulisses. Fait exceptionnel, Juni Ba est franco-sénégalais ! De quoi faire une interview très différente des autres avec une personne franchement sympathique.
Je tiens à le remercier d’avoir accepté de nous consacrer un peu de temps en fin d’après-midi pour cette interview. Un grand merci à lui !
Leomir : Pour commencer, revenons sur ton parcours. Qu’est-ce qui t’a lancé dans les comics ?
Juni Ba : Ce n’est pas tellement le comic à la base, c’est la BD en général. Du coup je crois que la BD la plus vieille que j’ai encore c’est Le Gri-gri du Niokolo-Koba, de Spirou. Il y a mes dessins de métasonic sur l’une des pages de garde d’ailleurs. J’ai commencé à dessiner Sonic quand j’avais 9-10 ans. Je crois que c’est l’une des premières BD que j’ai eues.
J’ai eu une énorme phase manga quand j’étais ado. Et aux alentours des 17-18 j’ai découvert Hellboy. Ça coïncidait avec la montée des films Marvel. Il y avait une espèce de prise de conscience. Je savais déjà qu’il y avait des BDs sur les super-héros, j’en avais déjà lues plusieurs. Mais c’était le moment de me pencher sur le côté américain de la production parce que je ne l’avais jamais vraiment fait. Et de là, c’est devenu légèrement une obsession car j’ai trouvé beaucoup d’auteurs que j’aimais beaucoup et un système de publication qui m’allait globalement assez bien et qui m’avait l’air plus ordonné qu’en France. Ça avait l’air vachement encré dans leurs habitudes en France. Ça me fatiguait un peu. Je ne tombais pas sur des masses de BDs françaises qui m’intéressaient. Et je commençais à être fatigué du manga. Et du coup j’ai commencé à m’intéresser aux comics par rapports à ça.
Sur les Tortues Ninja, ça coïncidait sur le fait que la série de 2012 commençait. En même temps il y a eu le comic qui a commencé en 2011. Nickelodeon a fait exprès, ils ont relancé les tortues sur tous les plans possibles. Il y eu le film en même temps. Et j’ai accroché aux deux versions qui me plaisaient le plus, à savoir la BD et la série animée, et de là j’ai redécouvert un espèce d’amour par rapport à ça. Quand j’ai obtenu le deal sur l’Annual, j’ai un ami que je connais depuis quasiment dix ans qui m’a dit « tu te rends compte, depuis que je te connais tu me parles des Tortues Ninja ». Ça a commencé comme ça. Hellboy a été une porte d’entrée vers plein de BD américaines.
L : Tu as réalisé tes premiers comics en quelle année ?
JB : Je crois que le premier truc que j’ai fait c’était pour Excellence, une série de Skybound. Et ensuite j’ai fait Djeliya mon premier vrai bouquin à moi chez TKO qui est sorti l’année dernière.
Aux alentours de quand j’ai commencé à bosser sur Djeliya, il y a eu des offres qui sont venues de DC et d’autres gars pour faire des couv’s puis des histoires courtes etc. Et depuis c’est un flux. Je bosse de projets en projets. Toujours assez court et principalement des couvertures parce que ça m’arrange je peux me concentrer sur mes projets à moi. Depuis Djeliya j’ai fait Monkey Meat chez Image, je suis en train de préparer mon prochain bouquin chez TKO aussi. Et les tortues sont venues au milieu de tout ça.
L : Comment as-tu connu les Tortues ?
JB : J’ai eu une petite phase. Je pense qu’il faudrait demander à mon père pour avoir une vraie idée. Je n’ai pas un grand souvenir de folie de dingue pendant très longtemps. Il y a eu une phase mais ce n’est pas genre les Pokemon. C’est devenu un sujet tabou à cause de moi dans la famille. On n’a pas le droit d’en parler car j’ai fait chier tout le monde (rire). Je sais que j’aimais beaucoup ça. Mais je n’étais pas nécessairement à fond.
Il y a eu une période de vide où plus je prenais de l’âge et plus je commençais à réaliser les défauts du dessin animé. Et je n’avais pas d’autres médias sous la main pour avoir un contrepoids pour me dire « les tortues ça peut être ça aussi ».
Et c’est quand je suis arrivé à ma vingtaine qu’il y a eu le buzz, la série animée et les comics qui m’ont du coup permis… Ca et l’accès à certains sites internet que je n’avais pas étant plus jeunes qui m’ont permis de lire les comics des années 80’. Du coup, [Mirage] reste ma version préférée parce qu’il y avait une intention de l’auteur. Beaucoup de trucs étaient produits par les gars de Mirage au début. Et c’est ça qui m’a fait redécouvrir les tortues sous un autre angle et j’ai commencé à aimer ça comme une œuvre, pas juste un truc que tu puisses savourer.
Ça a commencé principalement comme ça. La grosse différence est que j’aimais les tortues étant gamin. Mais la majorité de mon enfance j’étais assez neutre concernant les Tortues Ninja. Mon appréciation du concept est beaucoup plus récente. Et basée sur des trucs qui n’ont rien à voir avec la nostalgie.
L : Comment es-tu arrivé jusqu’à Nickelodeon / IDW ?
JB : Comme avec les autres boîtes, c’est eux qui viennent te chercher. C’est Bobby Curnow, l’éditeur de l’époque, qui m’a envoyé un message « salut, est ce que tu veux faire une couverture sur Jennika ? ».
J’ai dit oui. Je voyais ça comme une porte d’entrée pour faire autre chose. Dès l’instant où j’ai bossé sur de la couverture je leur ai dit « le jour où vous avez une ouverture, filez moi un truc ».
De la couverture de Jennika j’ai fait une couverture pour le numéro 116 de la série principale et ensuite j’ai fait une couverture pour Usagi Yojimbo. Et juste après ça il m’a envoyé un e-mail en me demandant « du coup on a un spot sur l’Annual ». Je n’étais pas prêt parce que… Le hasard a fait que j’avais une histoire déjà prête. Mais par hasard. J’avais eu une idée comme ça.
L : Avant qu’on te propose l’Annual ?
JB : Oui. Le hasard a bien fait les choses parce qu’il s’est avéré que j’avais déjà une histoire. Mais ils m’auraient envoyé un message avant que je l’ai, j’aurai été un peu dépourvu. Je ne m’attendais pas à ça. Dans ma tête il y avait ce truc de progression. Tu fais une couverture, quelques pages, un numéro complet. On ne te file pas un truc à écrire et à dessiner tout de suite. Et j’étais assez content. C’était une grosse marque de confiance de la part de Bobby qui, m’a proposé ça. Et visiblement les gens sont assez contents. J’estime donc que …
L : Les retours sont géniaux ! Même les américains qui ont des retours assez mitigés en général !
JB : J’ai vu deux trois personnes qui se plaignent… Mon préféré sont les gens qui se plaignent que je ne dessine pas les tortues « correctement ». Ce qui me fait beaucoup rire. Montre-moi un schéma correct d’une tortue mutante !
L : Exactement ! Ce sont généralement ceux qui sont habitués au dessin animé de 1987 et qui n’arrivent pas à voir autre chose car ils ne lisent justement pas autre chose !
JB : C’est ce qui est compliqué. Bizarrement, chacun d’entre eux a son idée. C’est à dire que ceux qui se plaignent que je ne le fais pas correctement ne vont pas me donner d’exemples de ce qu’ils considèrent comme une bonne anatomie de tortue. Eux-mêmes ne seraient pas d’accord les uns avec les autres sur ce qui serait correcte. Du coup tu te dis « tu sais quoi ? Tu vas juste faire ce que tu veux ».
L : Tu as parlé de Mirage tout à l’heure, c’est exactement ça. Les créateurs l’ont très bien compris, ainsi que ceux qui ont participé à la guest era. Ils venaient, ils faisaient leurs tortues. Soul’s Winter de Vestron, qui vient de sortir, en est le parfait exemple ! Les tortues ne ressemblent même pas à des tortues ninja. Ce sont de grosses tortues sans bandeaux, pas d’armes distinctes. Ce n’est pas du tout une histoire tortues ninja comme le lecteur en est habitué. Et c’est ça qui est bon avec ce titre, on peut le renouveler comme on le veut !
JB : C’est un truc que j’apprécie beaucoup avec la période Mirage. Il y avait un côté décomplexé. On laissait l’auteur faire ce qu’il voulait et ça donnait des histoires vachement intéressantes.
L : L’histoire que tu avais imaginée pour IDW, avant qu’ils ne te contactent, était très différente du rendu final ?
Non je pense que c’est la même. J’ai dû créer un antagoniste en free style. À la base je devais utiliser Shredder, cachée derrière… Bref. Je ne pouvais pas utiliser Shredder car les directives éditoriales actuelles font que tu n’as pas le droit d’utiliser certains personnages.
C’était très drôle. J’étais dans la librairie de mon amie au même moment où j’ai reçu l’e-mail. Et je me suis mis à faire les 100 pas dans la librairie, à réfléchir au truc et à me dire « ouais ok, alors je vais faire ça, et ça… ». Et elle, elle était derrière son comptoir en train de me regarder faire et se dire « il est en train de devenir fou ». En dix minutes j’avais trouvé l’antagoniste et comment il rentrait dans les thèmes de l’histoire. Ça rajoutait des trucs que je n’avais pas forcément imaginé avant. Globalement l’histoire est assez proche de ce que j’avais imaginé à la base. C’était censé être plus centré sur Leonardo. J’ai voulu rendre ça un peu plus sur les quatre frères au final. Ça rajoute un plus à l’histoire.
L : Tu suis le run d’IDW ?
JB : Oui.
L : On le sent vraiment à la lecture de ce numéro. Tant de détails ! Et pour ce vent de fraicheur. Je crois que je n’ai plus autant pris de plaisir sur le comic depuis presque trois ans. Retrouver les tortues dans ce huis clos où elles sont ensemble, ça fait du bien !
JB : C’était l’idée. Je ne voulais pas faire un truc en mode réac, le « c’était mieux avant ». Justement j’ai tendance à considérer que la direction de Mutant Town etc., sur le papier, j’aime beaucoup. Et j’aimais beaucoup au début. Mais elle [Sophie Campbell] prend trop de temps. C’est dû à plein de soucis éditoriaux. J’en ai parlé avec la scénariste.
De la même manière où j’ai dit que je ne pouvais pas utiliser Shredder, elle non plus. Il y a plein de trucs où elle est obligée de militer pour qu’on la laisse faire. Et elle fait comme elle peut. Je ne voulais donc pas faire une histoire en mode réac, mais plus apprécier le fait qu’au contraire, c’était une direction qui sur le papier, est intéressante et qui avait bien commencé. Cette idée de maturation des tortues. Ce ne sont plus des ados, ça fait un moment qu’ils ont passé ce stade. L’idée m’est venue car au-delà de trucs persos dans ma vie de famille, j’ai commencé à réaliser qu’il y avait des parallèles avec mes amis. Il y a ce truc ou tu commences à réaliser que tes amis… J’ai une amie qui va avoir un gosse ! Les gens que tu as connu il y a plusieurs années changent, évoluent. Je me suis dit que c’était un truc que je n’avais pas forcément vu avec les tortues. Et le cadre s’y prête très bien.
L : D’où la pique de Mickey qui dit que Raph a une copine ?
JB : Exactement ! Ou encore Leo qui se dit « depuis quand on est devenus parents ? ». La série prend les éléments les uns derrière les autres et personne ne s’arrête jamais. Je me suis dit qu’avec un Annual, c’était l’occasion de pouvoir s’arrêter, faire un truc à part, qui se tient tout seul. Et qui en même temps essaie pas forcément de commenter, mais faire une pause sur la narrative.
L : Dans ce que tu as proposé à IDW, outre Shredder, y a-t-il eu d’autres choses qu’ils ont dirigé sur ton histoire de base ?
JB : Non. La note sur Shredder est venue de Bobby directement. Ce n’est jamais arrivé jusqu’à IDW. Il m’a dit « on ne peut pas utiliser Shredder pour telles raisons, trouve un autre truc ». Il m’a même suggéré un méchant d’une autre BD. Et une fois qu’on a fixé le pitch, on l’a envoyé à Nickelodeon et ont répondus dans l’heure en disant « pas de notes, vas-y ».
C’était super cool. Ça fait très plaisir. Il [Bobby Curnow] m’a dit qu’ils n’avaient jamais reçus une réponse aussi vite. Ce qui m’a fait un peu peur. Je me suis dit que soit ils n’en avaient rien à faire, soit ils avaient adoré le truc et je n’avais pas intérêt à me rater. C’est l’une des rares BD où j’estime avoir fait du très bon boulot.
L : De toutes les personnes avec qui j’en ai discuté, tout le monde est super content du truc. La Hyène a fait une courte review samedi dessus. Et c’est un peu le ressenti que j’ai eu de tout le monde. Félicitations !
L : D’autres projets à l’avenir sur IDW ?
J’ai une couv’ en ce moment. Mais je n’arrive pas à pondre des histoires sur commandes. Et si je le faisais, je ne pense pas qu’elles seraient bonnes. J’ai envie de faire un truc avec Alopex. Un truc de 30 pages. En plus d’avoir un concept intéressant, elle a une esthétique qui n’a pas encore été développée. Alors que pourtant, cette idée de renard blanc qui se fond dans la neige… Qui vient de la forêt à la base. Elle a ce côté à la base. Ce que les tortues n’ont pas.
L : Elle a vu sa famille se faire massacrer, sa forêt incendiée…
JB : Exactement ! Je pourrais faire un truc super intéressant avec elle. Mais je n’ai pas encore d’histoire. Juste un début de concept. J’ai plus des idées esthétiques que scénaristiques à l’heure actuelle. Si un jour j’arrive à trouver mon histoire et que les gars [d’IDW] me demandent si j’ai envie de faire un truc j’aimerais bien faire Alopex. Ce serait plus compliqué car il faudrait qu’ils aient envie de faire un bouquin sur Alopex, ce n’est pas une garantie. Sinon j’attends d’avoir une histoire sur les tortues. On verra si ça rentrera quelque part.
L : En tant que seul dessinateur d’une histoire des tortues en France. Comment le vis tu ?
JB : Tout le monde me dit ça, et ça me perturbe beaucoup. Je viens du Sénégal. Je suis franco-sénégalais. J’ai ce truc de deux pays en même temps. Un de mes meilleurs amis, qui est ivoirien et congolais, m’a fait la remarque. Il m’a dit « tu es le premier sénégalais, voire peut être Africain à faire tel et tel truc », je me suis dit « Non ! C’est pas possible ! ». En soit ça fait très très peur (rire). Ce truc de premier français ou premier sénégalais à bosser sur les tortues, je ne veux pas y penser. Et ça me perturbe profondément. Je suis choqué ! C’est extrêmement perturbant.
En soit, premier sénégalais ok. Pour plein de raisons socio, politique, culturelle, tout ce que tu veux. En revanche, premier français ça m’étonne beaucoup.
L : Et pourtant ! Quand tu regardes dans l’histoire, il n’y a pas eu beaucoup d’artistes autres qu’américains qui se sont penchés sur l’histoire des Tortues Ninja. C’est IDW qui donne à présent leur chance à des artistes étrangers, grecs, argentins… En 80-90’le centre du comic TMNT était quasi exclusivement américain. À présent ça se démocratise.
JB : J’apprécie beaucoup. Ca fait très plaisir. J’espère refaire ça bientôt ! (rire).
Voilà pour cette interview. J’espère que vous avez découvert plein de chose et avez pris autant de plaisir à lire que moi à faire cette interview. Juni Ba, j’espère te revoir bientôt avec de nouveaux projets ! Merci encore de m’avoir accordé un peu de ton temps !
Cowabunga !